Un conclave ça se célèbre - par l'abbé Anthony Maia
- Clément Barré
- 30 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 mai
Je publie ici avec sa permission un long article de l'abbé Anthony Maia, diocèse de Toulouse, qui réfléchit sur la nature liturgique du conclave et les conséquences dans la compréhension théologique de ce dernier. Un point de vue rarement abordé sur le conclave de le voir d'abord comme un acte liturgique et un célébration plutôt que comme un évènement politique.
À l’approche d’un conclave, il n’est pas rare d’entendre les gens et notamment les journalistes (mais pas que…) interpréter l’événement du conclave à travers un prisme politique. On classe ainsi les cardinaux des plus conservateurs jusqu’aux plus progressistes ; on se risque même à des projections graphiques du collège des cardinaux à la façon d’une assemblée législative ; et, bien sûr, le jeu des pronostics tente de déterminer le nom du futur élu à partir de critères que traduisent sa capacité à mettre d’accord la lourde majorité des deux tiers des électeurs. Ce regard très politique n’est pas complètement étranger à la réalité : on parle bien d’une élection, d’un acte de discernement accompli par 135 hommes qui ont à cœur de prendre le temps de se parler, de se connaître et de se mettre à l’écoute des enjeux de la vie de l’Église et du monde. Cette approche politique ne dit pourtant pas tout.
Une réalité rituelle
Le document le plus fréquemment invoqué pour comprendre le déroulement du conclave est la constitution apostolique Universi Dominici gregis (abrégé désormais en UDG), promulguée par Jean-Paul II en 1996. Ce document d’ordre juridique fixe les procédures relatives au gouvernement de l’Église universelle durant la vacance du Siège apostolique et à l’élection du nouveau Pape. Cependant – et on l’ignore trop souvent – il est complété d’un autre texte qu’est l’Ordo rituum conclavis (abrégé désormais en ORC), l’Ordo des rites du conclave.
Ce terme d’ordo est chargé de sens : en langue latine, il désigne l’ordonnancement, le déroulement, le rituel d’un certain nombre de célébrations, en particulier des sacrements. Au Moyen-Âge, les plus anciennes descriptions des liturgies papales, à destination des cérémoniaires chargés de les organiser sont connues sous le nom d’Ordines romani. De nos jours, on parle encore de l’Ordo Missæ ou encore de l’Ordo Baptismi, etc.
Le conclave est ainsi régi par un ordo, qui en ordonne les rites et de façon générale l’intègre dans l’organisme de la liturgie de l’Église. Ainsi, le conclave à proprement parler est précédé par une messe « pour l’élection du Pontife romain », concélébrée par l’ensemble des cardinaux électeurs, dont les textes sont prévus par l’ORC dans son chapitre premier. De la même façon, l’ORC se termine en mentionnant les actes liturgiques d’ouverture du nouveau pontificat, qui sont réglés pour leur part par un autre ordo (l’Ordo rituum pro ministerii petrini initio Romæ episcopi – l’Ordo des rites pour le début du ministère pétrinien de l’évêque de Rome).
Le déroulement du conclave lui-même est balisé par un certain nombre d’actes liturgiques. L’ORC (n.12) prévoit la célébration quotidienne de la messe par les cardinaux électeurs ainsi que la prière en commun de certaines parties de la liturgie des heures. Par ailleurs, l’ORC (n.16) demande que quelques confesseurs de différentes langues soient désignés pour permettre la célébration du sacrement de pénitence pendant la durée du conclave.
Toutefois, il faut surtout relever que le conclave est lui-même une liturgie. Les cardinaux n’y prennent pas part en habit de ville mais en habit de chœur. Cette liturgie du conclave s’ouvre par un signe de croix et une procession au chant de la litanie des saints et de l’hymne Veni, Creator Spiritus. Les scrutins eux-mêmes sont très ritualisés : chaque cardinal s’avance seul, selon l’ordre de préséance, tenant son bulletin à la main qu’il dépose dans l’urne placée sur l’autel et prononçant un serment solennel : « Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu ». La liturgie du conclave ne se termine qu’après l’acceptation de l’élection par le nouvel élu par une série de rites que sont la proclamation de l’évangile de la profession de foi de l’Apôtre Pierre (Mt 16, 13-19), l’acte d’obéissance des cardinaux dans la chapelle Sixtine, le chant du Te Deum et enfin, après l’annonce publique de l’élection, la première bénédiction « Urbi et Orbi » du nouveau Pontife.
Un personnage central : le Maître des célébrations liturgiques pontificales
Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le bon déroulement des rites du conclave n’est pas confié au cardinal camerlingue ni au doyen du collège des cardinaux. Le premier veille surtout à l’administration des biens et des droits temporels du Saint-Siège durant la vacance et à la préparation matérielle du conclave ; le second préside le conclave, reçoit l’acceptation de l’élection par le nouvel élu, lui demande le nom qu’il choisit pour son règne et procède, si c’est nécessaire, à son ordination épiscopale.
La personne qui reçoit la mission de veiller à la bonne exécution des rites n’est autre que le Maître des célébrations liturgiques pontificales (ORC, n.17). Ce prélat est habituellement à l’organisateur des liturgies papales et il se tient généralement aux côtés du Souverain Pontife au cours de celles-ci. L’ORC lui donne un rôle structurant : assisté de deux cérémoniaires et de deux sacristains (n.15), il pourvoit à la bonne tenue de toutes les liturgies du conclave. C’est lui qui, au terme des rites d’entrée en conclave, prononce le fameux « Extra omnes » (littéralement « tout le monde dehors ») pour inviter tous les non-électeurs à quitter la Chapelle Sixtine.
Le Maître des célébrations liturgiques avec les deux cérémoniaires qui l’assistent et l’archevêque secrétaire du collège des cardinaux, sont ainsi les quatre seules personnes habilitées à pénétrer dans la chapelle Sixtine. Ils s’y trouvent avant le début de chaque scrutin pour distribuer les bulletins de vote aux cardinaux (UDG, n. 64) mais s’en retirent pour le moment du vote à proprement parler.
Dans tous les cas, ces quatre personnes sont rappelées dans la chapelle Sixtine après le décompte et la vérification des bulletins. En cas de vote infructueux, ils aident les cardinaux scrutateurs à brûler les bulletins. Si, en revanche, le vote a été concluant, le Maître des célébrations liturgiques et ceux qui l’accompagnent entrent pour constater la validité de l’acceptation de l’élection par le nouvel élu. L’ORC précise ainsi qu’il revient au Maître des célébrations liturgiques, faisant fonction de notaire, de rédiger le procès-verbal de l’acceptation du nouveau Pontife romain, les deux cérémoniaires servant de témoins (n.61).
Le conclave est achevé et il revient au Maître des célébrations liturgiques de retrouver sa fonction première d’assister le nouveau Pontife dans ses premiers pas : il l’aide à revêtir ses nouveaux vêtements et se tient à ses côtés pour les rites qui suivent comme il l’avait fait pour le pape précédent.
Une théologie du conclave
Au fur et à mesure des siècles, l’Église n’a cessé de valoriser la nature liturgique du conclave et cela n’est pas dû au hasard. L’adage « lex orandi, lex credendi » rappelle que l’Église célèbre ce qu’elle croit et même célèbre comme elle croit.
Nature de l’acte liturgique
La nature liturgique du conclave (tout comme celle du concile-synode, dans les différentes échelles qui sont les siennes) impose de le comprendre tout autrement qu’une formalité juridique habillée de cérémonial. Le concile Vatican II, en effet, affirme qu’à la liturgie « il appartient en propre d’être à la fois humaine et divine […] mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin. »
Cette « ordination et soumission » se doit toutefois d’être bien comprise. Un détour par l’histoire de l’art peut sans doute aider. Dans une première version de son tableau Saint Matthieu et l’Ange, le célèbre Caravage avait peint un ange dictant l’Évangile à l’Apôtre et guidant sa main en train d’écrire. Cette version fut refusée par les commanditaires dans la mesure où elle réduisait l’évangéliste au rôle de simple scribe. La seconde version du tableau dit bien mieux ce qu’il faut entendre lorsqu’on évoque l’intervention de l’Esprit Saint dans la vie de l’Église (avec ses différentes nuances telles que la théologie les a précisées) : l’ange ne dicte plus ni ne guide la main ; désormais, il souffle et c’est dans un acte libre et conscient que l’Apôtre rédige le texte inspiré par Dieu et qui ramène vers Dieu.
La même logique, qui honore pleinement et l’action divine et l’action humaine, non pas dans une forme de concurrence mais d’articulation – dans laquelle la liberté divine suscite et soutient la liberté humaine – s’applique à différents niveaux au conclave.
Le choix des électeurs
Le niveau le plus évident est celui du choix des électeurs. Ils ont recours à l’assistance de l’Esprit Saint, et avec eux l’Église entière, comme l’affirme la monition du doyen du collège des cardinaux au moment de l’entrée en conclave :
Vénérables frères, après avoir célébré les mystères divins, nous allons maintenant entrer en Conclave pour élire le Pontife romain. Toute l’Église, unie à nous dans la prière, invoque avec insistance la grâce de l’Esprit Saint afin qu’un digne Pasteur de tout le troupeau du Christ soit élu par nous. (ORC, n.33)
La « grâce de l’Esprit Saint » pour autant ne remplace pas la liberté humaine, elle ne se substitue pas au discernement personnel des cardinaux qui, rappelle UDG, « ayant devant les yeux uniquement la gloire de Dieu et le bien de l’Église, après avoir imploré l’aide divine, donnent leur voix à celui qu’ils auront jugé plus capable que les autres de gouverner l’Église universelle avec fruit et utilité » (n.83). Dans ce sens, le cardinal Joseph Ratzinger déclarait, dans une interview donnée en 1997 à la télévision bavaroise :
Je ne dirais pas que c’est l’Esprit Saint qui choisit le pape. Je dirais que l’Esprit Saint ne prend pas exactement le contrôle de la question, mais, en bon éducateur qu’il est, il nous laisse beaucoup d’espace, beaucoup de liberté, sans nous abandonner complètement. […] Probablement, l’unique sécurité qu’il nous offre, c’est que la chose ne peut pas être complètement ruinée.
La conviction du futur Benoît XVI repose sur le fait que, dans l’histoire, aux côtés des saints papes, se trouvent aussi « des papes que l’Esprit Saint n’aurait évidemment pas choisis », dont le comportement a été objet de scandale pour leurs contemporains. Ainsi la foi des chrétiens ne porte ni sur l’infaillibilité du conclave ni sur la sainteté personnelle du Pontife romain mais bien sur la sûreté de son enseignement comme interprétation authentique de la Parole de Dieu révélée et ce même à travers les vicissitudes de l’histoire. « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle » (Mt 16, 18) : quelles que soient les failles de Pierre et de ses successeurs – l’Évangile montre que c’est là plus qu’une hypothèse – la promesse du Christ affirme que cela ne suffira jamais à faire sombrer l’Église.
L’acceptation fait le Pontife
À un autre niveau, l’articulation de l’action divine et de l’action humaine se joue au moment où le doyen du collège des cardinaux demande à l’élu s’il accepte son élection canonique. Celui-ci est remis en face de sa propre liberté : liberté de répondre à l’appel de l’Église et d’assumer dans un esprit de service le ministère de successeur de Pierre qui lui est confié par le Christ. C’est ainsi que dans UDG, Jean-Paul II s’adresse à celui qui sera élu en le priant « de ne pas se dérober à la charge à laquelle il est appelé, par crainte de son poids, mais de se soumettre humblement au dessein de la volonté divine » (n.86). Plus que l’élection, c’est alors l’acceptation – liée à l’ordination épiscopale – qui fait le Pontife.
Après l’acceptation, l’élu qui a déjà reçu l’ordination épiscopale est immédiatement Évêque de l’Église de Rome, vrai Pape et Chef du Collège épiscopal ; il acquiert de facto et il peut exercer le pouvoir plein et suprême sur l'Église universelle. (UDG, n.88 ; ORC, n.63)
Le fait que ce soit le Maître des célébrations liturgiques, et non le secrétaire du collège des cardinaux, qui dresse le procès-verbal de cet acte est sans doute éclairant. Le ministère pétrinien n’est pas une émanation du collège des cardinaux si bien que le « oui » de l’élu est d’abord un « oui » à Dieu avec l’exigence radicale que cela comporte : celle d’exercer fidèlement le ministère confié à l’Apôtre Pierre de confirmer ses frères dans la foi.
Dans le même sens, l’acte d’obéissance des cardinaux électeurs dans la chapelle Sixtine et qui est réitéré publiquement par l’ensemble du collège cardinalice au début de la messe d’inauguration du ministère pétrinien du nouveau pape souligne que le Pontife n’est par aucune contrainte que ce soit lié à la majorité qui l’a élu. Pour autant, le Code de droit canonique l’invite à veiller à rester « toujours en lien de communion avec les autres Évêques ainsi qu’avec l’Église tout entière » et la prière des cardinaux avant l’acte d’obéissance demande qu’il soit pour le Peuple de Dieu « principe et fondement visible de l’unité dans la foi et de la communion dans la charité » (ORC, n.70). Mais in fine, c’est à Dieu seul que le Souverain Pontife aura, l’heure venue, à rendre des comptes.
Ainsi au ministère pétrinien, celui du « serviteur des serviteurs » – comme à tous les autres ministères qui se déploient dans l’Église – s’applique cette même exhortation du Seigneur :
Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées. […] Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. […] Pierre dit alors : « Seigneur, est-ce pour nous que tu dis cette parabole, ou bien pour tous ? » Le Seigneur répondit : « Que dire de l’intendant fidèle et sensé à qui le maître confiera la charge de son personnel pour distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ? Heureux ce serviteur que son maître, en arrivant, trouvera en train d’agir ainsi ! » (Lc 12, 35.37a.41-43)
Abbé Anthony Maia
29 avril 2025
Fête de sainte Catherine de Sienne
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