Références des textes : Gn 18, 1-10a ; Ps 14 (15), 2-3a, 3bc-4ab, 4d-5 ; Col 1, 24-28 ; Lc 10, 38-42
Pauvre, pauvre Marthe… Il faut dire que l’évangile est parfois assez cruel avec ses personnages. Nous les croisons au détour d’un unique épisode, nous ne voyons qu’une infime partie de leur caractère, de leur histoire et voici que pour toute l’éternité ils sont enfermés dans cet unique rôle. Zachée restera pour toujours le petit homme qui grimpe aux arbres, Thomas le disciple qui n’a pas cru, et Marthe celle qui s’est fait réprimandée par le Seigneur pour avoir fait la cuisine…
Nous ne pouvons nous empêcher de ressentir une forme de compassion pour Marthe. Après tout lequel d’entre nous n’a pas connu et son souci et sa colère. Ceux d'entre nous qui ont grandi avec des frères et sœurs savent que la justice dans la répartition des services est un des enjeux majeurs pour garantir la paix et la concorde.
Bien sûr cette compassion pour Marthe est compréhensible. La vie de Marthe est longue, elle comporte de nombreux autres épisodes et il ne faudrait pas la ramener à cette unique mésaventure. Il est un peu injuste de réduire Sainte Marthe à n’être que « celle qui se laisse absorber par le service ». Mais il ne faudrait pas non plus faire de Marthe la victime de l’histoire. Il y a, à notre époque, une certaine mode dans la prédication qui est d’essayer de réhabiliter Marthe. Et cela se comprend. Notre époque est hyperactive, effrayé par le silence et l’inaction, l’ennui. Elle idolâtre l’idée même du mouvement, il faut être « en marche » avant même de savoir où l’on va. Que cette époque fasse tout son possible pour faire de Marthe la gentille de l’histoire, quitte à tordre un peu le texte, n’est pas surprenant.
Mais Marthe est bien l’objet des reproches du Christ, et on ne pourrait accuser notre Seigneur Jésus Christ d’être injuste dans Sa Parole. Mais alors pourquoi ce reproche ?
On a vite fait de voir dans l’opposition de Marthe et de Marie une opposition entre la vie active et la vie contemplative, mais cette grille de lecture qui affirmerait le primat de la contemplation sur l’action ne tient pas vraiment la route. Les moines l’ont bien compris, Ora et labora sont inséparables : un contemplatif qui n’accompli pas ses devoirs et manque aux obligations du service est un oisif et un paresseux. Un actif qui oublierait de se ressourcer au pied du Seigneur est un pélagien orgueilleux.
Le reproche que le Seigneur fait à Marthe n’est pas dans son activité, elle n’est pas dans le fait de vouloir bien recevoir son hôte, regardez Abraham dans la première lecture. Cette sollicitude est pour lui source de bénédiction. Si le Christ s’est incarné, s’il s’est fait homme, s’il a pris notre chaire ce n’est pas pour nous apprendre à mépriser les réalités matérielles que sont le boire, le manger ou la tenue de sa maison… L’erreur de Marthe est donc ailleurs.
Ce qui frappe dans l’attitude de Marthe, qui la distingue si radicalement d’Abraham est son apparente indifférence vis-à-vis de son hôte. Regardez la sollicitude déployée par Abraham toute son attention, tout son empressement à servir, tout son être est entièrement tourné vers celui qui se rend présent à lui. L’intention de Marthe, est tout aussi noble mais son empressement à servir est, pour elle, source de trouble. Le service l’accapare, la possède, la ferme à la présence de celui qu’elle accueille et finalement c’est l’hôte lui-même qui devient un souci. Alors que par son service Abraham s’ouvre à la communion avec celui qu’il accueil, Marthe, elle, se ferme.
Le souci n’est donc pas dans telle ou telle action, il est toujours dans la question de notre rapport à Dieu. Cet hôte qu’Abraham et Marthe reçoivent n’est pas n’importe qui. C’est Dieu lui-même qui vient à leur rencontre, le mystère qui était caché et qui est maintenant révélé, l’espérance de la gloire qui se lève sur toutes les nations. L’accueillir c’est d’abord se laisser visiter par lui, se mettre à son écoute. Le recevoir pour ce qu’il est. Il vient chez nous, mais c’est nous qui sommes appelés à demeurer auprès de lui pour recevoir ce qu’il veut nous donner, c’est lui qui apprête pour nous la table et le repas, c’est lui qui nous nourrit, c’est lui qui nous enseigne.
Mais les obstacles à cette communion qui nous est offerte restent nombreux et il me semble que l’unique parole qui sort de la bouche de Marthe permet d’en débusquer 3, charge à nous de traquer les autres.
Le premier est l’accusation : « Seigneur cela ne te fait rien ». Comme les disciples pris dans la tempête. Seigneur tu ne te souci pas de nous, tu m’ignores, tu ne t’intéresses pas à moi. Mais c’est oublier un peu vite qu’aujourd’hui, Marthe, c’est chez toi que je suis venu, chez toi que je m’arrête c’est à toi que je viens rendre visite.
Le second est la victimisation : « ma sœur m’a laissé faire seule le service ». Je suis pauvre, je suis seul, tout le monde m’en veut, tout le monde est contre moi. Mais Marthe as-tu seulement demander son aide à ta sœur ? As-tu dans ton service bien organisé laissé une place à ta sœur pour qu’elle te vienne en aide ? T’es-tu seulement demandé ce que moi j’attendais de toi et ce que je désirais ?
Le troisième est l’instrumentalisation : « dis-lui de m’aider », c’est sans doute le plus grave. Jésus n’est plus vu en lui-même, comme une personne mais simplement comme un instrument qui permet de contraindre et de dominer la pauvre Marie. « Que ma volonté soit faite sur la terre et dans le ciel et surtout dans la vie de mon prochain. » Dieu devient l’instrument de ma volonté de puissance, c’est un blasphème d’un orgueil infini qui n’est pas sans rappeler les tristes crises qui ont secoués notre église dans ces derniers temps.
Le remède est unique : se tenir au pied de Jésus, en tout temps, en toute circonstance, même au milieu des affaires du quotidien, même au milieu des obligations du service. Accomplir son devoir uni à Dieu, comme Abraham, uni au Christ comme Paul. Ne jamais déserter cette meilleure place, ne jamais négliger cette meilleure part. C’est en nous tenant au pied de Jésus que nous apprendrons à lui donner la première place dans notre vie, que nous pourrons l’accueillir comme il le mérite.
Amen
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